Grâce à une écriture remarquable, Bernhard arrive à maîtriser la fuite du temps. Dès son plus jeune âge, Alain Bernhard est attiré par le dessin. Vocation qui l'a dirigé vers l'Ecole d'Arts graphiques puis vers l'enseignement des Beaux-Arts. Passionné par les peintures de la Renaissance, il en hérite la noblesse du trait et le jeu subtil du clair-obscur. Familier du Louvre, il passait de longues heures à méditer devant les œuvres des grands maîtres. Une fois maître de son style, il opte pour un parcours personnel se matérialisant dans une vision surréaliste de l'univers basée toutefois sur un visuel très réaliste. En clair, il transpose le monde actuel dans un univers futuriste. De cette attitude particulière, il émerge un monde parallèle questionnant précisément sur l'être au monde. Autour du béton, de la ferraille rouillée, des terrains vagues, des immeubles abandonnés et investis par des herbes folles surgit une nouvelle vision de l'esthétique architecturale au sein de laquelle matière, volume et couleur s'entremêlent de façon insolite. Passionné par tout ce qui est ancien, il a cherché à traduire le nouveau à travers l'usure du temps et des matériaux. Cette intuition géniale fait de lui un lecteur averti du temps qui passe et en même temps un remarquable partenaire de la toile.

Son ouvrage devenant de plus en plus complexe, il a introduit dans son univers pictural le monde végétal animal. Il a ainsi permis à ses constructions abandonnées d'être "habitées" par une présence… Une présence non pas humaine (puisque l'homme brille par son absence) mais végétale et animale… Il est vrai que le végétal et l'animal ont une mobilité que l'homme n'a pas… Eux, ils peuvent être partout… Ils peuvent occuper tous les plans du bâti et donc du tableau… Du coup l'univers architectural insolite de Bernhard qui semblait voué à la mort et au silence est tout à coup investi par le vivant et se met à parler, à signifier, à vivre… L'herbe, la mousse grimpante, le lierre, les arbres également, se mettent à pousser un peu partout et à occuper à leur guise un espace abandonné par l'homme. Cette "invasion" du végétal accorde une note insolite supplémentaire à l'ensemble. De même, l'animal qui semble être arrivé au milieu du tableau par hasard ne peut être perçu comme une apparition insignifiante. Il a, à la limite, un statut de conquérant puisqu'il occupe une place abandonnée par l'homme. Mieux encore, sa présence se nourrit de l'absence de l'homme.

En véritable visionnaire, Alain Bernhard excelle dans la dialectique de la présence et de l'absence, de l'humain et de l'inhumain, de l'ordre naturel et de l'ordre culturel. Alain Bernhard affectionne les anciennes constructions militaires désaffectées, les bases abandonnées, les casernes détruites… Et des murs verdâtres de ces énormes bâtisses, il crée une esthétique surréelle qui tourne en dérision les prétentions de l'homme à commander, à diriger, à gouverner et à durer… Tout ce qu'a fait l'homme est aujourd'hui voué à la ruine… Même les citadelles qui étaient censées le protéger de l'usure sont elles-mêmes victimes du temps qui passe… A côté de ce combat morbide et pessimiste, un vol d'oiseau, quelque verdure ou un cours d'eau venu de nulle part confèrent à la toile une note de gaieté… La toile vit mieux, beaucoup mieux, et le message se transmet de façon encore plus percutante…
Des mélanges incongrus élargissent le champ du questionnement : de vieilles carcasses de voitures abandonnées dans l'herbe, un train dont le voyage s'achève dans une station sans issue, un escalier qui mène nulle part… La mise en scène fort judicieuse de Bernhard suit une logique implacable… Dialectique de l'usure et de la résistance, de la décomposition et de la survie, de la vie et de la mort… La rouille et la poussière enveloppent le passé comme les traces d'une mémoire envahissante, jalouse de ses prérogatives, jouissant de l'usure de l'univers lui conférant justement à elle les moyens légitimes de durer.

La mémoire n'existe qu'en fonction d'un temps perdu… Sans vouloir être macabre, Bernhard insiste sur le côté mortuaire des réalisations humaines en introduisant de-ci, de-là des notes optimistes matérialisées par une colombe, un perroquet, une vache, une fleur ou un arbre… C'est le symbole que la vie continue, que la vie est encore plus forte que la mort, et que ce qui survit a charge de tout ce qui a péri. Bernhard n'est pas effrayé par les contraintes techniques, bien au contraire, il les multiplie à souhait et ne craint pas de se mesurer à toute sorte de difficulté. L'idée de peindre est indissociable à celle de dépassement, et cela est tout à fait tangible dans le cheminement de BERNHARD. L'importance de l'homme se mesure aux traces qu'il laisse. Quand bien même le végétal et l'animal occupent nos constructions, ils ne peuvent stopper notre recherche du sens. Bien au contraire, en s'intégrant avec docilité à nos demeures usées par le temps, ils viennent en quelque sorte nous faire acte d'allégeance et se soumettre avec bienveillance à notre autorité. L'homme survivra à toutes les catastrophes et la terre redeviendra l'Eden promis par la force de l'amour. A l'aide d'un délire serein, il met dans la toile tout ce qui peut soutenir sa logique. Au fond, nous échappons à la mort et défions le destin avec nos poèmes, nos chants, nos tableaux et nos oeuvres d'art.

C'est grâce à l'acte créatif que nous dépassons l'ordre du vivant et exerçons avec tendresse notre "hégémonie"… Nous autres hommes ne méritons d'exister que par notre capacité à célébrer l'être. Tout ce qui était appelé à disparaître ressuscite dans le poème et dans le tableau. Alain Bernhard peint le monde après la grande catastrophe, le monde après le monde, la mort après la mort, la vie après la vie… Que peut laisser l'homme derrière lui une fois parti ?... Sa volonté de puissance ? Sa prétention à être plus intelligent ? Sa haine de l'autre ? Son ego ? Ou bien alors son amour ?... Alain Bernhard se garde bien de donner une réponse ou de tomber dans le piège d'un moralisme misérable…

Son humour de bon aloi le protège d'un dogmatisme idiot et, confiant en son art, il livre le monde tel qu'il le perçoit en rêve : menacé par la cruauté des uns et protégé par la tendresse de quelques uns, anéanti par la folie meurtrière des hommes et préservé par le rêve de quelque poète… Alain Bernhard est encore très jeune… Il est au seuil d'une brillante carrière picturale… Nous attendons avec impatience la suite de ce grand feuilleton métaphysique, génétique, surréaliste, poétique, philosophique, mais aussi pictural.

M.C.
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Invité d'honneur 2003